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Dialogues éphémères | La violence du côté des philosophes

Bravant tout à la fois les chaleurs estivales et le brouhaha autour des festivals, nos trois amis —le philosophe, le poète et le médecin— poursuivent assidûment leurs recherches autour de la question du beau, dont Dostoïevski a fait la clé d’un salut pour notre monde moderne. Le détour par les religions abrahamiques, déjà engagé lors des entretiens précédents, a permis de faire apparaître un certain usage de la violence, en lien avec cette question… Mais cela n’appelle-t-il pas une confrontation avec une pensée autre ?

Ph : Quand on aborde la question de la relation entre Dieu et la violence, en se référant aux textes de la tradition abrahamique, on relève bien sûr des différences telles qu’il devient assez naturel de se demander si c’est du même Dieu que l’on parle quand on passe d’une branche à une autre : de la branche juive à la chrétienne, puis de la chrétienne à la musulmane. Face à cette difficulté, qui risque ou de nous pousser à nous ranger derrière telle conception, telle religion particulière, dans un esprit de parti-pris qui n’est jamais heureux sur le plan intellectuel, ou de rejeter en bloc toute cette tradition en arguant qu’elle ne fait que produire des contradictions, ou que les traditions religieuses sont décidément synonymes de violence en raison de leur intolérance fondamentale, la tentation est d’aller voir ce que nous disent les philosophes…

Po : Tentation très légitime, qui me rappelle d’ailleurs que, il n’y a pas si longtemps, nous nous étions proposé d’examiner le point de vue de Hegel et de Nietzsche sur la question, en tant qu’elle prend le contrepied de celle de Kant.

Ph : Et aussi en tant qu’elle redonne une légitimité à une certaine violence, dont on était curieux de voir en quoi elle rejoignait —mais aussi se distinguait de— la légitimité de la violence sacrée issue de l’expérience du beau.

Md : Il me semble que, s’agissant de Hegel et de Nietzsche, ce qui les sépare sur cette question de la violence, c’est que le premier place la violence légitime entre les mains de l’Etat, tandis que le second traite l’Etat de «monstre froid» et confierait plutôt cette violence au surhomme.

Ph : Il est certain qu’entre les deux existe une différence importante. Ne serait-ce que pour cette raison que, du point de vue de Nietzsche, l’Esprit —qui est le moteur de l’Histoire chez Hegel— n’est qu’une rémanence du judéo-christianisme. C’est-à-dire d’une pensée vindicative tournée contre la vie, contre le chaos de la vie, que seul le surhomme s’est donné le pouvoir d’apprivoiser.

Po : On devine dans cet apprivoisement de la vie le jeu d’opposition entre apollinisme et dionysisme, dont il a développé l’idée à l’époque de la Naissance de la tragédie. Dans cette négation de l’Esprit, il n’y a pas retour à une forme de prééminence de la matière, n’est-ce pas ?

Ph : Non, Nietzsche n’emprunte pas la voie du matérialisme. Il ne s’inscrit pas dans la vieille opposition philosophique entre esprit et matière. Son ambition est de s’opposer à la philosophie elle-même, comme projet visant à soumettre la Vie à ce qu’il appelle quelque part la «toile d’araignée» de la Raison. Il y a chez lui un retour à l’idéal aristocratique, dont la Grèce offre un exemple, mais ce retour est en même temps épreuve surmontée du nihilisme. De sorte que le surhomme —cet aristocrate des temps à venir— est, pour ainsi dire, un homme qui ne se laisse plus berner et entraîner par les illusions métaphysiques : il sait, lui, que l’essence des choses est précisément de n’avoir pas d’essence…

Po : Il y a donc une pratique de la pensée conforme à cet idéal aristocratique et qui est tournée vers ce que tu as appelé l’apprivoisement du chaos. Et c’est à partir de là qu’il convient de considérer la question de la violence…

Ph : Je propose de revenir en arrière, à partir d’un autre philosophe allemand : Leibniz. Je pense que ce recul nous permettra d’y voir plus clair dans la manière dont la question de la violence est appréhendée par la philosophie… Leibniz est l’auteur d’une Théodicée, en laquelle il justifie l’existence du mal d’un point de vue théologique. Dieu, explique le philosophe, permet le mal : il ne le veut pas, mais il le permet. Le meilleur des mondes possibles, qui est celui en lequel nous vivons, et qui est son œuvre, est d’entre tous les mondes celui qui intègre le moins de mal possible. N’entrons pas dans le détail de cette conception, qui n’est pas notre propos : il nous suffit de retenir que Dieu permet le mal. Il permet donc qu’une violence s’abatte sur l’homme, ainsi que sur les autres créatures, que ce soit en provenance de la nature, dans ce qu’elle a d’aveugle, ou du fait de la méchanceté des hommes et de leur propension à se dominer les uns les autres. Pourquoi ? Parce que le meilleur des mondes qui se puisse concevoir par l’intellect divin est, comme je le disais, un monde en lequel le mal a quand même une part. Et qu’un monde sans mal aucun ne serait pas le meilleur possible, et peut-être pas un monde du tout : un simple rêve qui traduirait la faiblesse de l’intellect humain, incapable de voir en quoi la symphonie du monde résiste au mal, loin de se laisser détruire par lui. L’image de la symphonie, qui est présente chez Leibniz, suggère cependant que le mal, c’est-à-dire la discordance, pourrait être non seulement tolérée par Dieu en considération de l’ensemble, mais voulue, comme ce qui concourt à l’harmonie de cet ensemble. Est-ce qu’il y a harmonie en dépit de la discordance, ou est-ce qu’il y a harmonie à cause d’elle ? Telle est la question, qui nous prépare à ce que Hegel appellera la «puissance du négatif». Mais on notera quand même que nous restons loin de la violence divine telle qu’elle s’est exprimée dans le Livre de Josué. Ce qui fait penser que Leibniz devait porter sur la Bible un regard critique, avec sans doute cette pensée que les textes qui la composent trahissent une conception de la violence divine mal dégrossie, et donc faussée.

Md : L’image de la symphonie introduit donc à une approche du mal où ce dernier peut être perçu comme un élément constitutif de l’harmonie. Ce qui me paraît intéressant : nous avons besoin de fous dans une société d’êtres raisonnables ! Cela étant dit, je me demande si la violence dont nous parlons peut être assimilée à une simple « discordance ».

Ph : Cette remarque correspond justement à la critique adressée à Leibniz par Kant. Le vrai mal, dit Kant, n’est pas une discordance : c’est un mal «radical». Il veut la destruction de l’harmonie. Il ne saurait de ce fait être repris par elle.

Po : On comprend alors que le Dieu de la Bible ait pu être assimilé à un dieu méchant par certains chrétiens.

Md : Comment ça ? Je ne saisis pas le lien.

Po : Si le mal n’est pas une simple discordance, mais qu’il exprime une volonté délibérée de destruction de l’harmonie, et que par ailleurs il est permis par Dieu, en ce sens que Dieu non seulement autorise une violence exercée par des hommes sur d’autres hommes, mais en fait parfois l’objet d’un commandement expresse et, par ce nom d’Eternel des Armées, se présente lui-même comme l’auteur de la violence, alors l’assimilation de ce Dieu de l’Ancien Testament au dieu méchant des religions dualistes relève d’un processus assez naturel.

Md : Assez naturel, peut-être, mais très problématique en même temps. Le Dieu de la Bible est un dieu qui fait acte de violence pour protéger le peuple juif et pour le doter des attributs de la puissance dans le cours de l’Histoire, mais aussi pour le punir durement quand il se montre oublieux de l’alliance établie depuis l’ancêtre Abraham. Il ne s’agit pas d’user de violence pour détruire, mais pour ancrer une loi, qui est celle de l’Alliance avec un grand A. On retrouve d’ailleurs ce même schéma dans le cas de l’islam…

Ph : Avec certaines différences.

Md : Lesquelles ?

Ph : L’islam représente une sorte de remilitarisation de la mission, en quelque sorte, après une phase de démilitarisation qui est celle du christianisme. Puisque, comme nous l’avons vu précédemment, la violence dans la conception chrétienne de l’Alliance est une violence inversée : c’est celle du martyre qui accepte de mourir par amour pour Dieu. La violence qu’il exerce sur le monde est celle-là même qu’il subit. A l’image de Jésus sur la croix. Or cette violence-là était également présente dans l’expérience juive, puisqu’on la trouve chez le prophète Isaïe quand il parle du juste souffrant, qui n’avait commis aucune violence, et dont le texte (chapitre 57) dit qu’il a «plu au Seigneur» et qu’il aura sa part parmi les plus puissants.

Md : Soit. D’autres différences ?

Ph : Une autre différence est que le texte sacré de l’islam est un texte dont la rédaction a été circonscrite dans le temps. En conséquence, la violence divine qu’il a évoquée a été celle qui accompagnait une insurrection : elle visait davantage les adversaires de la nouvelle religion que ceux qui s’en réclamaient tout en renonçant à sa loi. Autrement dit, sans être tout à fait absente, cette violence punitive tournée vers la communauté des fidèles est assez largement dominée par la violence constitutive, dirigée contre les ennemis : les Qoraychites et leurs alliés, les Juifs de Médine et, au-delà des horizons, les Byzantins et les Sassanides qui prétendent se partager le gouvernement du monde.

Po : Violence tournée vers l’extérieur, donc, qui pourrait expliquer un déficit critique à l’égard de soi et, également, une tendance à dominer les autres peuples au nom de la loi de Dieu… Mais nous avons eu l’occasion d’engager cette approche comparative il n’y a pas si longtemps et nous avons souligné alors que, à la différence du judaïsme et du christianisme, l’islam prenait sur lui l’entièreté de la charge induite par la mission. Vous vous souvenez bien sûr de cet islamiste dont j’ai fait la rencontre et dont je vous ai rapporté les propos : le judaïsme se dérobe à la mission au nom d’un Messie à venir mais qui ne vient jamais ; le christianisme se décharge de la violence de la mission en la confiant à l’Etat romain. Seul l’islam assume cette violence sans chercher à se dérober à sa difficulté…

Ph : Je maintiens pour ma part que sa remarque est judicieuse. Mais on se souvient aussi de la réponse qu’on avait apportée à ce point de vue, à savoir que la violence de la mission avait rapidement laissé place, pour ainsi dire, à une violence de la démission, en ce sens qu’avec l’empire constitué, c’est la violence héritée de l’ordre tribal qui avait pris le relai, bien que de manière dissimulée et tout en continuant de prétendre que la mission était poursuivie dans sa forme nouvelle. D’où ce que nous avons appelé l’arabisation de Dieu et d’où la tournure résolument antagoniste prise par la relation des tenants de l’islam de l’époque à l’égard de leurs devanciers sur le chemin de la «mission». J’ajouterais d’ailleurs, à ce sujet, que le déficit de la violence tournée vers l’intérieur a été renforcé du fait que, à chaque fois ou presque qu’il s’agissait de rappeler cette violence punitive de Dieu, c’était par un retour au moment juif de la Révélation que cela se formulait, et donc en faisant à nouveau du Juif la cible de cette violence divine. Bien sûr, les événements de l’histoire récente, avec la création de l’Etat d’Israël dans les larmes et le sang, n’ont fait qu’aggraver la situation, et réduire d’autant plus la capacité de se concevoir soi-même comme cible potentielle de la colère divine…

Po : Tu veux dire que le Juif faisait en quelque sorte les frais de la brièveté de la période de la Révélation islamique, en ce sens que le temps de l’infidélité n’ayant pas la possibilité de se manifester dans le cas des musulmans, la seule manière d’y faire allusion et de mettre en scène la réponse divine qu’il suscite était de revenir à la période de la Révélation juive, autrement plus étendue.

Ph : C’est bien ce que je voulais dire… Mais revenons à Leibniz et à Kant. Kant, disais-je, conteste l’idée que le mal soit une simple «discordance» : c’est un mal radical. Dès lors, l’idée de Dieu ne peut plus s’accorder avec l’exercice d’une violence, puisque son auteur serait placé du côté du mal. Dieu renvoie au contraire à un être moral supérieur qui gouverne le monde des êtres raisonnables, c’est-à-dire des êtres qui portent en eux l’universalité de la loi morale en vertu de laquelle chacun d’entre eux est digne de respect. Ce qui signifie que se trouve aggravé le problème de l’accord entre cette conception de la divinité et celle qui ressort de textes bibliques comme le Livre de Josué…

Md : Et c’est cette conception que Hegel va critiquer…

Ph : Oui. Bien que son propos soit étranger au souci de lever la difficulté de l’accord avec le texte biblique… On a dit qu’il existe chez Hegel une violence légitime de l’Etat. En fait, il faudrait préciser que cette violence légitime, l’Etat en hérite de l’Esprit s’accomplissant dans l’Histoire. Qu’est-ce que l’Esprit ? Je suis tenté de répondre par une tautologie : c’est ce que l’Histoire ne cesse pas d’accomplir à travers la diversité de ses moments. Y compris et en particulier quand la pensée philosophique se conçoit enfin elle-même comme Esprit se pensant lui-même. D’autre part, l’Etat ne se trouve détenteur de ce droit à la violence que dans la mesure où il se met au service de l’Esprit. Ce que Hegel explicite en disant que l’Etat devient le lieu où le sujet s’affirme comme libre conscience de soi. Mais avant de parvenir à ce moment final, il lui aura fallu traverser la tension dialectique qui sépare chaque moment de celui qui le précède. Il lui aura fallu faire l’épreuve de ce qui lui résiste dans son travail qui consiste à ouvrir la voie à l’accomplissement de l’Esprit dans le cours de l’Histoire. Faire l’épreuve, ce n’est pas seulement supporter, c’est aussi s’opposer et venir à bout de ce qui s’oppose. C’est… faire la guerre chaque fois que c’est nécessaire, et c’est user de violence aussi bien contre d’autres Etats que contre des individus de l’intérieur dès lors que lesdits Etats ou lesdits individus constituent un obstacle. Il y a donc une raison d’Etat qui justifie la violence, mais seulement à condition que l’Etat en question soit lui-même au service de l’Esprit. Dans le cas contraire, il tombe dans une violence illégitime, qui appelle sur elle la violence légitime, ou d’un autre Etat, ou d’une révolution…

Po : Ne pourrait-on pas faire ici un parallèle avec le thème de l’Alliance ? N’est-ce pas au nom de cette Alliance que ce qui est interdit —tu ne tueras point, dit l’un des Dix commandements— devient licite ?

Ph : Nous voilà au point où la comparaison devient la plus éloquente. Quel est le rapport entre l’Esprit s’accomplissant et l’Alliance abrahamique en train de livrer ses développements dans l’Histoire, au sein du peuple juif comme en dehors de lui ?

Po : Le problème ici est qu’il n’y a pas de consensus au sujet de la forme ultime que devrait prendre l’Alliance.

Md : Chacune des trois religions se fait son propre scénario… S’enferme à ce sujet dans les termes de son propre récit.

Ph : Oui, mais il nous est toujours possible de revenir vers le point d’origine, en rappelant ce que nous avons déjà dit, à savoir qu’il y a une expérience du beau au départ de l’aventure abrahamique, et que les trois branches qui se partagent le parcours de cette aventure sont autant de manières de reprendre à nouveaux frais l’expérience en question, certes de façon plus ou moins heureuse. Or, en faisant ainsi retour vers le point d’origine, ce qui nous apparaît, c’est l’impératif d’un règne du beau dans le monde. Y compris à travers les mots qui appellent à ce règne… La violence elle-même par laquelle ce règne est amené dans l’histoire des hommes se doit d’être une violence belle. Qu’est-ce qu’une violence belle ? Je nous laisse le soin de définir la chose de plus près lors de notre prochaine rencontre, si vous voulez bien.

Po : Cette violence belle saurait-elle avoir un lien avec la violence du philosophe dont une des sentences les plus célèbres est que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ? Car on peut douter fort qu’elle en ait avec celle de l’Etat, fût-il au service de l’Esprit, mais avec celle du surhomme qui dit danser avec les étoiles, qu’en est-il ?

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